mercredi 25 décembre 2013

Noël sur un bateau ! Un récit de mer de Georges Tanneau

Cette veillée de Noël 1954 attira peu de monde dans le réfectoire principal de notre vieux liberty-ship. Les hommes d'équipage traînaient leur lassitude comme un fil à la patte, maudissant ce vent contraire qui fraîchissait sans cesse, jusqu'à force sept à huit entre les îles de Gran Canaria et de Fuerteventura, et freinait notre progression vers la France.
Ce soir-là, nous fîmes cependant une petite fête autour d'un coq au vin que nous attendions depuis si longtemps.

Hélas, même copieusement arrosé de cambusard, notre "Chantecler" avait un arrière-goût de poisson, et une chair coriace avec ça. Nous l'avions engraissé durant de longs jours, dans sa cage, sur la dunette, avec des épluchures, des restes de cuisine et des exocets que les alizés venaient déposer de temps à autre sur notre pont.
- On dirait du cormoran, soupira le Bosco.
- Du congre en matelote, lui répondit le Bout de bois (charpentier) qui préférait le goût de poisson à celui de la viande et qui se léchait les doigts avec gourmandise. Dommage qu'il ne soit pas plus épais !

- Ça tombe bien, au contraire, trancha un matelot. Moi, ce que je préfère dans le coq au vin, c'est justement le vin. J'en reprendrais bien une nouvelle louchée.
Pour clôturer ce festin, David, notre graisseur extérieur, entama quelques romances circonstanciées: Vive le vent, Noël en mer, Petit Papa Noël, mais ce soir-là le cœur n'y était pas. Certains affirmaient qu'en nous régalant de notre vieux compagnon, nous venions de manger en quelque sorte l'une de nos mascottes.

Les autres s'en défendaient: 
- Cet emplumé nous cassait les oreilles durant notre sommeil en lançant son cocorico chaque fois qu'il apercevait les feux d'un bateau ou d'un phare à l'horizon!
La discussion dura ainsi, entre les derniers buveurs, jusqu'à une heure avancée de la nuit; jusqu'à ce que Gomis, un de nos chauffeurs sénégalais, finisse par demander :
- David, tu peux chanter le bon chanson là, où ange Gabriel il est tout noir ?

Le silence se fit alors aussi religieux que possible pour entendre monter vers le ciel une sorte de prière qui devait nous faire oublier la triste fin de notre ami le coq :
Ô peintre qui peins les anges
Sur les vitraux des églises,
Il y a une chose étrange,
Permets qu'un noir te le dise :
Pourquoi peins-tu leur visage

Avec toujours la peau blanche ?
Gomis venait d'embarquer à Dakar. Il était originaire de Fadiouth, un village catholique enclavé dans un monde musulman. Il se souvenait des fêtes de Noël de son enfance, où, pour chanter "Il est né le divin enfant", accompagné du tam-tam, de la kora et du balafon, on le déguisait en ange blanc en lui mettant de la farine sur le visage. Et maintenant, la chanson de David venait le libérer d'une vieille angoisse: son ange gardien pouvait donc avoir la même couleur de peau que lui ?
Entends sa voix qui t'appelle
Et si tu veux bien le croire,
Viens peindre dans sa chapelle
Un ange avec la peau noire !
...disait encore la voix chaude du chanteur, tandis que de sa main il désignait le brave Sénégalais qui ouvrait une bouche béate et de grands yeux brillants de baigneur en celluloïd.
Source: La mer en livres

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