Si
chacun connait le nom du navire et le titre du fameux film de Sergueï
Eisenstein « Le cuirassé Potemkine », moins de gens
pourraient donner la date des événements et le déroulement des
faits. Le 27 juin 1905 éclatait à bord d'un cuirassé
basé en mer Noire ce qui devait devenir l'un des prémices de la
Révolution russe de 1917.
L'année
1905 a mal commencé pour les Russes et le régime de Nicolas II. La
victoire japonaise du début de l'année a marqué les esprits et,
dans l'armée, l'homme de troupe a compris que ses supérieurs
n'étaient pas invincibles. Les conditions économiques sont
désastreuses dans l'ensemble du pays. Selon certains, les meilleurs
officiers et équipages de la marine impériale ont été envoyés en
Asie ; il ne reste dans les eaux de la mer Noire que des troupes
moins fiables. Les premières idées révolutionnaires ont commencé
à circuler à terre bien sûr mais également sur certains bâtiments
de la flotte. À bord d'un bon nombre d'entre-eux, se trouvent,
principalement parmi les marins bien sûr, des partisans des idées
nouvelles.
Le
bâtiment
Le
navire qui deviendra célèbre sous le simple nom de Potemkine porte
en réalité celui de Kniaz Potemkin Tavricheskiy du nom d'un favori
de Catherine II qui est à l'origine de la création de la flotte de
la mer Noire. Il s'agit d'un cuirassé de 12 600 tonnes dont
l'équipage compte environ 700 hommes. Il s'agit là d'un comme
souvent dans la marine russe d'un équipage constitué de
« non-marins », bien souvent des paysans enrôlés de
force et ne disposant d'aucune qualification maritime. La
construction du navire a commencé en 1898, il est entré en flotte
en 1904.
Les
faits
En
juin 1905, le bâtiment se trouve en mer Noire pour des exercices. Il
est commandé par le capitaine de vaisseau Ievgueni Golikov,
réputé assez souple quant à la discipline. Le second, reconnu pour
être plus autoritaire est le capitaine de frégate Guiliarovski. À
bord se trouvent quelques marins convertis aux idées
révolutionnaires dont le leader va se révéler être le
quartier-maître torpilleur Afanassi Matouchenko Il ne leur manque
qu'un prétexte pour agir et entrainer l'équipage dans la rébellion
sociale en cours dans le pays. L'occasion leur est fournie par la
viande livrée à bord le 26 juin. Certains marins remarquent alors
que les quartiers dégagent une odeur nauséabonde et que de nombreux
vers y sont visibles. À la demande du commandant alerté, le médecin
du bord, le Dr Smirnov vient examiner la viande. Le résultat de son
expertise est clair : la viande est apte à être consommée,
les cuisiniers du bord peuvent l'utiliser. Ce qu'ils font dès le
lendemain. C'est donc le 27 juin qu'elle est servie aux marins. Dans
l'intervalle, la rumeur s'est répandue à travers le bord et
l'ensemble de l'équipage refuse de manger. La tension monte
entretenue par Afanassi Matouchenko assisté de Fiodor Mikichkine et
Josef Dimtchenko. Le commandant après avoir fait rassembler
l'équipage sur le pont tente une reprise en mains mais devant
l'échec de celle-ci, il est demandé à un peloton armé de
s'emparer des meneurs. Comme il était prévisible, les gardes armés
passent du côté des mutins. Les événements se précipitent
rapidement. Un meneur, Grigori Vakoulintchouk, s'est emparé d'une
arme et tire en l'air. Le second le blesse en ripostant et est
immédiatement abattu, vraisemblablement par Afanassi Matouchenko.
Les tirs se multiplient ; le commandant et plusieurs officiers
sont abattus, quelques autres parviennent à gagner à la nage le
torpilleur qui navigue de conserve avec le cuirassé. Vakoulintchouk
décéde rapidement.
Les
choses s'organisent ; un « comité » est élu qui
doit commander le navire. Sans surprise, on trouve Afanassi
Matouchenko à sa présidence. Un officier en fait partie, le
lieutenant de vaisseau Alexeev, auquel on décerne le titre théorique
de commandant. Il n'a en fait aucun pouvoir. La grande question est
de savoir quoi faire maintenant. La réponse est rapidement trouvée :
« Cap sur Odessa ! ». Depuis quelques jours, la
ville portuaire est fortement agitée par le mouvement social. De
nombreux tirs sont entendus dans les rues ; on cite le chiffre
de plusieurs centaines de morts. Grèves, émeutes et répression y
règnent. L'arrivée d'un bâtiment de l'importance du Potemkine
lourdement armé peut aider à amplifier la révolution. C'est en
tous cas l'espoir de Constantin Feldmann, le leader révolutionnaire
de la cité ukrainienne.
Le
navire parvient en rade dans la soirée du 27 juin. Dès le
lendemain, un contact est établi entre les « démocrates »
du bord et ceux de terre, ces derniers menés par un étudiant nommé
Constantin Feldmann. Un appel à l'insurrection est lancé. Discours
politiques et affrontements violents et meurtriers entre forces
loyalistes et progressistes se succèdent. Ce sera là pour
Eisenstein l'inspiration de la scène fameuse de l'escalier.
L'enterrement de Vakoulintchouk est, bien évidemment, lui aussi
l'occasion de discours et d'échauffourées. Initialement rétif,
l'équipage finit par admettre l'idée de tirs du Potemkine sur la
ville afin d’impressionner les troupes ; le peu de tirs
réalisés ne servira finalement à rien. Encore pire, le cuirassé
et sa conserve, le torpilleur 267, vont être forcés de quitter le
port ukrainien par l'arrivée d'une flotte envoyée depuis Sébastopol
dans le but de rétablir l'ordre. Les navires rebelles parviennent à
s'enfuir grâce au mutisme des canons des poursuivants que les
servants ont refusé d'actionner. L'un des poursuivants, le cuirassé
Gueorgui Pobedonossets, passe même temporairement du côté des
rebelles. Ils sont donc maintenant trois bâtiments à avoir fait
sédition ; ils gagnent ensemble le port d'Odessa. Les bâtiments
restés fidèles retournant à Sébastopol. Le Potemkine et le
torpilleur quittent Odessa qui est jugé trop risqué pour eux si une
nouvelle flotte venait les attaquer.
La
fin du voyage
Le
2 juillet (19 juin) 1905, cuirassé et torpilleur parviennent à
Constanţa, en Roumanie, pour y charbonner et embarquer des vivres.
Accessoirement, c'est l'occasion pour les révolutionnaires de lancer
un appel au monde entier afin de faire triompher la révolution. Les
autorités roumaines autorisent l'approvisionnement en vivres pour
l'équipage mais s'opposent au ravitaillement du navire. Au
contraire, le roi Carol 1er propose l'asile politique contre la
reddition des mutins. Après un refus de la part de l'équipage et
une errance de plusieurs jours en mer Noire, le cuirassé revient à
Constanţa le 8 juillet contre l'avis de Matouchenko. Officiers et
marins débarquent, certains déclarent avoir été gardés à bord
contre leur volonté et regagnent la Russie à bord du torpilleur
267. D'autres restent en Roumanie. Un groupe d'irréductibles menés
par Matouchenko saborde le bâtiment qui s'échoue à plat sur le
fond.
Mais
les aventures du navire ne sont pas terminées. Il est relevé par la
marine impériale qui, voulant oublier le nom fâcheux, le rebaptise
Panteleïmon (du nom du saint célébré le 9 août, jour de son
arrivée à Sébastopol). Après une nouvelle révolution (aux
résultats plus durables celle-ci), il retrouve en avril 1917 son
nom abrégé et chargé de symboles « Potemkine » puisen
mai 1917 , il prend celui encore plus symbolique de « Borets
za Svobodou » qui signifie « Combattant de la Liberté ». il
est intégré à la flotte rouge puis capturé par les Alliés en
1918. Il est sabordé par son équipage britannique en 1919 lors de
l'évacuation de Sébastopol par les forces blanches. Il est relevé
mais les dégâts sont irréparables. Certaines scènes du film
auraient été tournées à son bord avant sa démolition en 1923.
Le
sort des mutins
Après
la décision en 1907 de Nicolas II d'amnistier les participants aux
troubles de 1905, seuls cinq des mutins du Potemkine (parmi lesquels
Matiouchenko) regagneront la Russie. C'était une mauvaise décision
de leur part : Matiouchenko est pendu, les quatre autres sont
déportés en Sibérie. Une soixantaine de marins rentrés en Russie
sont jugés. Sept sont condamnés à mort, dix-neuf à la déportation
en Sibérie et trente-cinq à vingt ans de prison. L'étudiant
Constantin Feldmann est arrêté mais s'échappe vers l'Autriche et y
rédige en aglais sa version des faits « The Revolt of the
Potemkin ». Environ six cent marins sont autorisés à rester
en Roumanie. Beaucoup en seront expulsés après des événements
protestataires. Certains gagneront le Royaume-Uni puis le continent
américain.
Le
film
Le
film de S. Eisenstein réalisé en 1925 qui donne une vue romancée
de l'histoire sera considéré comme l'un des chefs d'oeuvre de la
culture cinématographique stalinienne. Il donne l'impression que c'est la mutinerie du croiseur qui déclenche les événements à terre. Certaines scènes, comme
celle de l'escalier où les civils sont massacrés et du landau qui dégringole les marches, furent
entièrement imaginées par Eisenstein lui-même afin de marquer les
esprits. La fin en particulier est arrangée pour ne pas montrer la réelle conclusion de la mutinerie. Libre de droits, il est visible ici (version originale - version sous-titrée en français).
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