La journée du 30 juin 1900 restera pour les Américains et le monde de la marine marchande celle de l'une de ses plus grandes catastrophes. Et pourtant, il ne s'agit pas là d'un naufrage en pleine tempête ou en temps de guerre mais d'un accident portuaire sur les bords de l'Hudson, en face de Manhattan, à Hoboken (New Jersey) où accostent les paquebots de la Hamburg Amerika Linie et du Norddeutscher Lloyd. Les compagnies allemandes assurent les traversées régulières depuis l'Europe pour ceux que l'on n'appelle pas encore "hommes d'affaires" mais "magnats de l'industrie" aussi bien que pour les émigrants qui forment le gros des voyageurs et rapportent de l'argent aux compagnies maritimes en venant en famille s'installer dans un pays plein de promesses. D'ailleurs, parmi ces Allemands, beaucoup n'ont pas quitté leur lieu de débarquement ; ils représentent alors presque 20% de la population locale.
En ce samedi d'été, le temps est beau, il fait chaud et sec. Beaucoup de promeneurs arpentent les quais ; ils sont venus en famille admirer les transatlantiques. Et il y a à voir. L'activité portuaire est ralentie mais pas moins de six paquebots sont présents que les promeneurs sont autorisés à visiter. Kaiser Friedrich der Grosse et Phoenicia sont amarrés au pier n° 4, celui de la Hamburg Amerika Linie, le plus au sud des quais germaniques. Puis en remontant vers le nord, après avoir passé le pier n°3 où aucun navire n'est amarré, on peut admirer le long du quai n° 2 du Norddeutscher Lloyd Saale qui doit appareiller le lendemain pour le Vieux Continent, Bremen que seules quelques dizaines de mètres séparent du grand Kaiser Wilhelm der Grosse, orgueil de la marine allemande. Enfin, au même pier n° 1 que le "quatre tuyaux", Main, un autre paquebot de la compagnie qui n'est entré en service qu'au mois d'avril dernier. Entourant ces navires, circulent de nombreux bateaux de service et de nombreuses barges qui apportent les éléments nécessaires au prochain voyage et, en particulier, le charbon qui va nourrir les chaudières.
Peu avant 16 heures, pour une raison inconnue, un début d'incendie se déclare dans un entrepôt, à l'angle du quai et du pier n° 3. Tout le monde sur un port connaît les risques et l'alerte est bien sûr donnée le plus vite possible. Mais les choses s'emballent. Le feu, attisé par le vent qui souffle du sud-ouest trouve une proie facile quand il rencontre le bois des bâtiments et les marchandises qui y sont stockées dont certaines sont particulièrement inflammables comme l'alcool, le pétrole ou le coton. Rapidement une colonne de fumée s'élève depuis le port et de nombreux témoins raconteront comment ils l'ont vu de Manhattan, à plusieurs kilomètres. De proche en proche, l'incendie atteint les navires. Saale est atteint en premier, puis c'est au tour de Bremen.
Partout sur les quais, on assiste aux mêmes scènes de promeneurs, de marins, ou d'ouvriers du port sautant à l'eau alors qu'il ne savent peut-être pas nager, courant et criant en essayant de fuir. Certains ont la chance d'être recueillis par les embarcations les plus diverses. D'autres sont engloutis dans les eaux sales. Tout cela dans une ambiance de fumée et de poussière et une température brûlante. Le bruit est énorme, provenant des cris des hommes mêlés aux hennissements des chevaux, des bâtiments qui s'effondrent, des explosions, des sirènes des pompiers mais aussi de celles des remorqueurs et des bateaux-pompes. Car les remorqueurs sont entrés en action pour tenter de hâler les paquebots hors de cet enfer. La priorité est donnée à Kaiser Wilhelm der Grosse, c'est lui qu'il faut sauver en premier et deux remorqueurs le tirent en arrière alors que sa proue est déjà en feu. Moins de vingt minutes se sont écoulées depuis le début de ce qui va devenir un drame. Grâce à cette rapidité le grand navire sortira presque indemne du port pour être mis à l'abri à Manhattan.
Mais que vont devenir les autres grands paquebots? Saale, dont l'équipage a pu rompre les amarres, dérive vers le sud pendant que des hommes du bord et des visiteurs sautent à l'eau. Certains pourront être recueillis avant que le navire ne se consume totalement. Bremen subit un sort comparable mais il pourra néanmoins être réparé et reprendre son service pour la compagnie. Main ne pourra être évacué de son point d'amarrage et y brûlera pendant plusieurs heures. Renfloué, il sera par la suite remis en état.
Le bilan sera difficile à établir avec précision. On évoquera plus tard les chiffres de plus de 300 morts et de plus de US$ 5 millions de dégâts. Mais ils ne tiennent pas compte du retentissement de l'incendie sur l'économie locale ; de nombreux bâtiments avoisinant les installations portuaires sont également détruits qu'il faudra plusieurs mois pour remettre en état.
Toutes les illustrations de cet article proviennent du site de Maggie Blank.